Extrait « Julie Telle Que » (La peintre)
Quand j’ai eu treize ans, une peintre est venue au collège. Une peintre-artiste que connaissait notre professeure de français.
« Vous avez de la chance, veinards, va, rencontrer une artiste ! » a dit la professeure. Mais nous, on était pétrifiés.
L’artiste peintre est entrée. Les cheveux longs épais et bruns le long de son dos. Et elle a eu un sourire incroyable. Un sourire comme chez nous on n’en fait pas, parce que celui à qui on sourirait comme ça aurait vite fait de se demander ce qu’on lui veut, pourquoi on veut l’amadouer et même l’embobiner.
Elle a souri incroyablement. Et en moi, ça s’est un peu tassé, un peu évanoui, un peu trop assoupli. J’ai eu chaud. J’ai fondu en sorte de guimauve comme si elle m’avait caressée le front et les cheveux, alors que seulement elle avait souri, et certainement, même pas directement à moi.
Quand elle a dit bonjour, elle a parlé d’une voix vive et tonique comme on réveille les assoupis. Elle a fait quelques pas devant le tableau noir, et elle a déplacé l’air.
Beaucoup d’entre nous se sont reculés, se sont retirés dans leur chaise. Il faut avoir envie d’être bousculé.
Instantanément, repérant les corps en arrière, les corps en méfiance, elle a baissé sa voix, elle l’a faite plus ronde, elle ne voulait pas nous faire peur. Mais même avec sa voix adaptée, la plupart ne se sont pas re-avancés, pour ça la peintre aurait dû être transparente, et transparente, elle ne le pouvait pas, vu que vraiment elle était quelqu’un.
J’ai réussi à revenir de quelques centimètres sur ma chaise, quand elle a tourné le dos pour sortir ses toiles des enveloppes de jutes. Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu envie qu’elle me regarde. Qu’elle m’élise. Mais j’étais commune, je le savais. Sans caractère, fade je pense. Peut-être même vulgaire avec ce rouge à lèvres rose clair, épais et à paillettes. Ce rouge à lèvres qui résistait à la pomme de ma main depuis que j’essayais de l’enlever et qui restait sur mes lèvres comme un supplice, alors que la peintre ne pouvait pas l’aimer, je le savais, elle qui le prenait pour une irrémédiable faute de goût.
Elle nous a montré ses toiles. Ça ne ressemblait à rien. Enfin, je veux dire, ça ne représentait rien. Je n’avais jamais vu ça.
La peinture que je connais, c’est celle qu’aime ma mère : des tableaux avec des ballerines. Et la seule image à la maison, c’est un poster de ça,
acheté dans une carterie – une jeune fille qui se penche pour refaire les rubans de ses pointes.
(…)
Le soir de la peintre, j’ai tout raconté à Frédéric, ces choses-là, il n’y a qu’à Frédéric que je peux les dire. Et Frédéric m’a promis – comme mes joues devenaient rouges de contrariété de ne pas arriver à trouver les bons mots pour parler des tableaux – il m’a promis de m’accompagner à la médiathèque pour regarder des livres de peintures et trouver quelque chose d’approchant.
La peintre a parlé en regardant chacun de nous.
Elle a regardé chacun, mais plus ou moins intensément. Et quand mon tour est arrivé, j’avoue que j’espérais plus.
Elle nous a aussi demandé le métier qu’on rêvait de faire.
« Rêver ». Ce mot avec « métier », ça sonne bizarre.
Il n’y a que cinq élèves qui ont réussi à lui répondre. « Rêver à un métier ». Je suis restée engourdie comme la majorité. « Vraiment tu es sûre ?! Tu as bien un rêve ?! Tu n’oses pas le dire, c’est ça ? »
Non, j’oserais. Je serais même ravie de vous le dire. Mais jamais je n’ai rêvé à un métier. Je ne savais même pas qu’on pouvait.